U2, qui chantait il y a quelques années
With or without you, peut effectivement craindre Without you I'm
nothing.
Brian Molko : Il y a un côté dépression postcoïtale dans notre second
album. J'ai parfois l'impression d'y laver mes slips sales en public. Mais ce
n'est pas gratuit : j'ai besoin de ça pour me soigner. J'ai toujours écrit des
paroles très personnelles, mais là je me suis autorisé à être vulnérable,
nu. Il fallait que je me fasse violence.
Es-tu passé d'un excès d'amour-propre à un dégoût pour toi-même ?
Je suis suffisamment extrême pour passer de cet amour de moi-même à la haine.
Quand je me suis mis à écrire les paroles, ma vie professionnelle n'avait
jamais été aussi florissante. Par contre, ma vie privée n'avait jamais été
aussi catastrophique. Je me détestais pour en être arrivé là, pour avoir
laissé mon coeur se briser en petits morceaux, pour avoir à ce point maltraité
des gens chers... J'étais au plus bas avant que nous partions nous isoler à la
campagne, où nous avons enregistré l'album. Avant même de commencer, nous
savions que l'album allait s'appeler Without you I'm nothing. Parce que
ça résumait parfaitement notre état d'esprit, qui est passé en quelques
semaines d'enregistrement du romantisme à la mélancolie. Dans toutes les
chansons, les histoires d'amour finissent mal.
Une chanson comme Scared of girls, qui évoque la misogynie, était-elle
devenue nécessaire pour toi ?
C'est une enquête, pour y voir plus clair sur le problème de promiscuité que
peut ressentir un homme hétérosexuel. Je voulais savoir si les hommes qui se
comportent comme des putes le font parce qu'ils aiment les femmes ou, au
contraire, parce qu'ils les haïssent, en ont peur.
C'est une question qui te taraudait personnellement ?
Ma vie, à cette époque, était très mouvementée. Je m'en suis sorti sans
grand respect pour moi-même. J'avais fini par me considérer comme un objet.
T'ennuies-tu vite dans une relation ?
Je m'ennuie très vite de tout. Du coup, je ne sais plus quoi faire quand j'ai
un jour de repos. C'est pour ça que nous jouons autant, que nous écrivons
aussi régulièrement, qu'il y a une telle soif d'expériences : pour ne pas
sombrer dans l'ennui, dans la routine. Je suis un véritable obsédé du
travail. Partir en tournée mondiale pour rencontrer la presse devient un véritable
crève-coeur : jouer me manque. Je comprends que des groupes finissent par se
taire ou, pour s'en sortir, par se séparer.
Considérerais-tu une vie privée comme un poids qui te freinerait ?
La musique est aussi importante pour moi que manger ou respirer. Le sacrifice de
ma vie privée n'est donc même pas un choix conscient. C'est un investissement
pour le futur : je sais que je suis plus énergique aujourd'hui que je ne le
serai dans dix ans, alors autant en profiter maintenant que nous sommes
productifs. Mais je ne crois pas que ce soit cynique d'être aussi ambitieux. Je
voudrais, à 30 ans, être capable de me relaxer. C'est un conseil que nous a
donné Bowie : ne jamais perdre notre spontanéité, ne jamais se reposer sur
nos lauriers. Il a vu suffisamment de pièges pour qu'on le croie sur parole :
il en a d'ailleurs inventé la plupart.
Vous avez récemment été décrit comme
"le groupe le plus crade
d'Angleterre".
Ce n'est pas un sujet de fierté. Nous nous sommes fait piéger par ce journal.
Cette interview, c'est la confirmation de l'attitude sensationnaliste, du côté
tabloïd de la presse musicale anglaise. Nos soi-disant tendances hédonistes
ont été exagérées. A l'arrivée, on a l'impression que nous sommes pires que
Led Zeppelin. Mais je sais pourquoi la presse anglaise s'amuse ainsi : elle sait
qu'elle ne peut plus rien contre nos ventes de disques. Ils détestent ne plus
avoir de prise sur la carrière d'un groupe. Nous sommes devenus un faisan et la
chasse est ouverte, chaque dimanche matin. On nous transforme en personnages de
bande dessinée, superficiels et creux... Pourtant, nous n'en avons pas fait
plus que n'importe quel mec de 20 ans : nous éclater jusqu'à ce que ce besoin
s'éteigne. Notre problème, c'est que nous l'avons fait en public et que nous
en avons parlé sans pudeur. Et ça a rendu ces journalistes jaloux. Ils sont
les premières victimes de cette attitude puritaine anglaise vis-à-vis du
plaisir, de cette interdiction de s'amuser. Ça les fascine et, en même temps,
ils pensent que c'est réservé aux branleurs. Quand je les rencontre, j'ai
l'impression que la moitié des journalistes rock anglais ne baisent jamais.
C'est pour ça qu'ils ont réagi aussi bizarrement à mes chansons.
As-tu été surpris par la relation étonnante de l'Angleterre avec la
sexualité ?
Il y a, sans conteste, des blocages puritains. Ce qui explique pourquoi tout le
monde s'est braqué sur le côté hédoniste de Placebo. "Ils adorent le
cul et ils ont peur du cul" (en français)...
Steve Hewitt (batterie) : La semaine dernière, une chaîne française
de porno a tenté de diffuser ses programmes sur un satellite anglais : elle a
été immédiatement censurée. La loi interdit de montrer un pénis en érection,
il faut en mesurer l'angle pour savoir si la photo est publiable ou non.
Brian : L'Angleterre veut retirer à son peuple le droit de choisir. Elle
a conservé cette attitude de vieux maître d'école : "Je sais mieux
que vous, sales mioches. Pas de branlette, pas de rigolade, pas de rock-stars."
La première fois que je suis allé en Angleterre, ça m'a choqué. Je vivais
alors au Luxembourg, entouré de gens venus de toute l'Europe. J'avais donc
l'habitude que les gens ouvrent leur gueule. Alors qu'à Londres l'honnêteté
ne faisait que m'attirer des ennuis.
Y a-t-il un tel écart entre votre image publique et votre vie privée ?
Stefan Oldsdal (basse) : Quelle vie privée ? Placebo est tout ce qu'il y
a dans notre vie. Moi, j'ai de plus en plus de mal à me considérer comme une
personne existant hors de Placebo. Revoir des amis, atterrir, ça m'est de plus
en plus difficile. Je ne suis plus celui que j'étais.
Brian : J'ai traversé quelques graves crises d'identité, j'avais
l'impression d'avoir perdu tout ce que je possédais. J'arbitrais des
conversations entre celui que je suis et celui que je voyais dans les journaux,
car je ne me reconnaissais plus du tout dans cette image publique.
Avez-vous joué un rôle ? Vous a-t-on poussés dans cette voie ?
Brian : Ce personnage flamboyant et grande gueule, c'est moi avec un coup
dans le nez. Et j'ai passé une grande majorité de l'année écoulée complètement
ivre. Parce que j'étais seul, parce que j'étais triste, parce que j'étais
incapable de maîtriser ce qui arrivait au groupe, parce que j'étais dépassé
par l'énormité de ce que nous vivions, parce que c'était le seul moyen que
j'avais trouvé pour faire dégringoler le taux d'adrénaline après un concert,
parce que nous avons été invités aux meilleures soirées du monde... Mon
problème, c'est que pour un type bâti comme moi, j'ai une bien trop grande
gueule (rires)... Je me suis souvent donné en spectacle, au mauvais
moment et au mauvais endroit. Je n'en tire aucune fierté... Heureusement, cette
agressivité ne s'est jamais retournée contre le groupe. Ils sont mes meilleurs
amis, nous nous protégeons les uns les autres. Car je n'ai pas le temps de
prendre du recul, c'est une cascade d'expériences qui se suivent... Stefan et
moi n'avions encore jamais joué dans un groupe, nous avons tout appris en
direct. Pas moyen de faire des ajustements quand on est ainsi lancés à fond,
surtout quand l'hédonisme est à la base même de ce milieu... Il m'a fallu
deux ans pour reprendre le pouvoir, pour comprendre qu'il était plus important
pour moi d'écrire des chansons que d'être à la bonne soirée avec les bonnes
personnes dans le bon état d'esprit... Dans le mauvais état, plutôt...
Heureusement, Placebo est une famille, un gang. C'est ce qui manquait le plus
dans la précédente formation de Placebo : pour se sentir protégé du monde
extérieur, il faut déjà être en sécurité à l'intérieur du groupe, ne pas
avoir à lutter pour ça. Sinon, chacun prend son chemin, jusqu'à se perdre de
vue. Cette fois-ci, nous marchons ensemble, les idées claires, avec une
mentalité de gang.
Steve : C'est vraiment une famille. Moi, je suis le papa. Stefan, c'est
la maman et Brian, c'est notre bébé (rires)...
Brian : Steve est un gars du Nord, de Manchester, il ne faut pas lui en
conter. C'est lui qui détient les clés de la réalité dans Placebo, qui me
ramène sur terre. Le pire, pour moi, serait d'être entouré de yes-men,
qui accepteraient tout sans broncher. Mais lui et Stefan me giflent quand c'est
nécessaire.
Tu parlais d'une impression de gang : Placebo est-elle ta première expérience
collective ?
Brian : J'ai toujours été un solitaire. C'est notre cas à tous les
trois, nous avons passé l'adolescence enfermés dans nos chambres, à jouer de
la musique. Et comme beaucoup de garçons de cet âge-là, je rêvais de devenir
une star. Une ville comme Luxembourg peut être étouffante quand on cherche à
se créer une identité. Je ne pouvais pas y être moi-même. Je m'y sentais
isolé, loin des endroits où je voulais être. Il n'y avait aucun endroit où
j'aurais pu m'exprimer, trouver un écho. De cette mise à l'écart, j'ai tiré
des chansons, Teenage angst ou Burger queen, car ça m'a
fatalement transformé en voyeur. Ce qui n'est pas la position la plus enviable
pour observer le monde. Ça me fait souvent bizarre d'être passé en si peu
d'années de la périphérie de la vie au centre d'attention.
Considérez-vous votre succès actuel comme une revanche?
Brian : C'est ma façon de rétorquer "Je vous l'avais bien dit."
C'est pour ça que la frustration tenait une place aussi importante sur le
premier album : il a été écrit dans un taudis, dans la banlieue londonienne
de Dartford. Je me sentais coincé dans cet endroit atroce, au chômage, sans
issue... Sans le groupe, je ne me serais jamais levé le matin. Je devenais léthargique,
sortir de mon appartement demandait un effort, c'était trop déprimant.
Ce premier album est-il, pour ces raisons, difficile à écouter pour toi ?
Brian : Je ne peux pas l'écouter. Nous y paraissons si jeunes... Sur le
nouvel album, la frustration s'est transformée en mélancolie. Il y a un côté
désespéré, la frustration n'est plus là que sur deux ou trois chansons punky
ce qui les rend plus puissantes, plus féroces. C'est un disque d'une grande
tristesse... L'impression d'avoir été brûlé, blessé quelquefois encore. Les
paroles se sont pourtant écrites de façon naturelle, sans effort. Car cette
fois-ci j'ai été discipliné, c'est la première fois de ma vie que ça
arrive.
Considères-tu le fait d'écrire des paroles pour communiquer comme un échec
de communication ?
Brian : Il y a effectivement des choses que je ne pourrais pas dire dans
la vie de tous les jours. Parce qu'il est plus facile de s'en tirer sous couvert
d'art. Ça crée une distance. Il est impossible d'exprimer certaines émotions
sans s'attaquer à quelques démons... Ça peut paraître très égoïste, de
racler comme ça en soi, mais derrière il y a un authentique désir de
communiquer. Ça m'aide, ça purge mon corps d'idées noires et lourdes à
porter.
On est habitués à des songwriters despotiques. Comment travaille Placebo ?
Stefan : Il m'arrive de rentrer à la maison avec quelques frustrations (les
autres le regardent avec des yeux ahuris)... Non, c'est vrai. C'est
frustrant de voir que systématiquement tout le crédit est accordé à Brian,
alors que je sais ce que nous avons tous apporté aux chansons. J'ai beau savoir
que Brian ne tire jamais la couverture à lui, il faut vivre avec cette
injustice.
Brian : Tu penses que ton intégrité musicale est remise en cause ?
Stefan : Non, je ne reproche rien au groupe, nous travaillons en parfaite
démocratie. Personne n'a vraiment de rôle arrêté, chacun conseille les
autres, intervient.
Brian : Par exemple, les chansons les plus dures sont écrites en tournée,
pendant les balances. Il y a tellement de temps morts que nous profitons d'avoir
une grosse sono à notre disposition pour nous amuser. Sinon, on guette les
petits accidents en répétition : le genre d'étincelle spontanée qui peut
illuminer une nouvelle chanson. Maintenant que nous utilisons plus de
technologie, une simple idée de boucle peut servir de détonateur. Comme nous
n'avons pas la moindre idée de ce que doit être une chanson de Placebo,
nous ne nous interdisons rien. Tout ce que nous tentons est immédiatement digéré
par Placebo, devient du Placebo. Mais nous demeurons exigeants. Jusqu'à parfois
devenir chochottes. Car si nous écrivons de façon spontanée, ensuite nous
avons tendance à prêter beaucoup trop d'attention à des détails. Surtout que
là, avec ce second album, nous devions faire nos preuves.
Vous avez passé quelques mois à la campagne pour l'enregistrement de cet
album : aviez-vous besoin de fuir les tentations urbaines ?
Brian : C'était devenu nécessaire. Là-bas, nous avons presque vécu
comme des bonnes soeurs. Il fallait se concentrer sur le disque, nettoyer nos têtes.
On se promenait au bord de l'eau, on donnait à manger aux canards, on buvait de
bons vins... La table de mixage ressemblait au poste de pilotage du Starship
Entreprise. On passait au moins douze heures par jour à y travailler, sans
écouter un seul disque. J'ai fait de gros progrès au Super Mario (le jeu
vidéo). La baie vitrée du studio donnait sur un grand lac, il n'y avait
pas la moindre voiture, les gens s'occupaient de nous, cuisinaient pour nous,
nous choyaient.
Ça ressemble à une maison de retraite.
Brian : (Rires)... C'était un peu ça. Sauf que la nuit, nous
n'arrivions pas à fermer l'oeil : impossible de déconnecter le cerveau, qui
continuait à réfléchir aux chansons. Mais à la fin, nous avons décidé de
mixer le disque à Londres, pour lui insuffler plus d'énergie, de tranchant.
J'avais besoin de la pollution, de l'agressivité, de la vase urbaine. Dès que
la nuit tombait sur la campagne, je me sentais si seul...
L'album s'en ressent : il est beaucoup plus relâché. On pense souvent au
Radiohead de The Bends, à la fois fiévreux et paisible.
Brian : Les cheminements sont identiques : après un premier album au
succès énorme, Radiohead a décidé de n'écouter personne et de n'en faire
qu'à sa tête. Radiohead a donné l'autorisation à beaucoup de groupes de
jouer des chansons sérieuses et déprimées sans être montrés du doigt.
Exactement ce qu'avait réussi Nirvana en permettant à toute une génération
de jouer ouvertement du rock.
Sur un de vos récents singles, on trouvait cette curieuse chanson en français,
Mars landing party, avec ces paroles : "Embrasse-moi, mets ton
doigt dans mon cul." Ça va pas, non ?
Brian : Nous étions d'humeur particulièrement joyeuse quand nous
l'avons enregistrée, au hasard d'une répétition. "C'est juste une
bonne blague de cul" (en français)... C'était une façon de mélanger Girl from Ipanema
et Je t'aime moi non plus. On les a envoyées
ensemble dans l'espace et c'est devenu une histoire porno.
Jean-Daniel
Beauvallet
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