Accueil > Presse > Rock & Folk n°375 : Novembre 1998

 

  Placebo

A quelques semaines de la sortie du film "Velvet Goldmine" qu’il réhausse de sa présence, Placebo s’ouvre le coeur en trois et prouve qu’il y a une vie après Bowie.
Révélations..
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Situé en plein coeur de Paris, l’hôtel Costes est un endroit particulièrement accueillant. Pour qui souhaite dormir, s’entend. Gare à ceux qui voudrait dissimuler quelque amourette dans l’un des salons pourtant idéalement tapissés de toile de Jouy. Pas question d’y faire traîner un petit dej’ ou anticiper un apéro. Pire, on imagine la déconvenue du journaliste moyen débarqué de sa gauche province à qui prendrait l’idée saugrenue d’interviewer là le groupe Placebo, l’une des dernières sensations rock de l’hémisphère Nord et récemment sacré objectif mondial par les hautes instances Virgin réunies en commission internationale. Ce beau cauchemar, un gris matin de septembre, allait devenir laide réalité. En un peu moins d’une heure et dans un tumulte méprisant, les trois interviewés et le serviteur de ce journal ont été tenus d’émigrer à plusieurs reprises sous des prétextes aussi divers que variés, clictés par les lois d’une hospitalière hôtellerie. Pour avoir une chance de parvenir intactes aux yeux des lecteurs les plus distants, les questions et réponses de cet article on dû se frayer un difficile chemin entre les jappements intempestifs des maîtres d’hôtel, survoler le tintement strident de tasses d’opaline jetées de haut sur des tables rases, tromper l’infernal cliquetis des couverts que l’on précipite de bon coeur sur de longs plateaux en inox. Cela, en déplaçant plusieurs fois par ordre par ordre d’importance décroissant, fessiers, cafés et blousons. Mais qu’importe, surtout lorsque c’est un groupe justement spécialiste des chaises musicales qu’il est question de faire parler. Agacé mais pas rosse, le trio de Molko (Brian, pour les amateurs du précédent et premier album) va finalement parvenir à se raconter. Comme Stefan Olsdal (basse, guitare, claviers et ami d’enfance) et Steve Hewitt (batteur des premières démos retrouvé), le chanteur sait que Placebo est attendu au tournant. Après un premier album encensé, une poignée de succès honorables, une tournée sans fin et une sollicitation affriolante (de Michael Stipe) pour participer à l’aventure "Velvet Goldmine", le groupe anglais s’apprête à franchir le périlleux cap du deuxième album. C’est l’aube d’un tout autre jour ces rockers sous influences à la rage agréée et à l’ambivalence contrôlée.  

    Fronts

Brian Molko (il parle français couramment): On la fait en anglais hein, sinon les deux autres ne vont rien comprendre, OK ?

Pas de problème, cool. Une fois encore, avec ce deuxième album, les comparaisons vont bon train. Dans les chroniques et articles, on parle de Bowie, Iggy, T Rex dès les premières phrases. Comment vivez-vous ce systématisme ?

D’abord il faut admettre qu’il pourrait y avoir pires références. Placebo est un groupe glamour par excellence avec tout ce que cela sous-entend de part d’héritage. Et nous n’avons jamais dissimulé nos influences, citant délibérément ces noms dès nos premières interviews. En ce qui concerne David Bowie, je n’ai jamais caché que j’étais fan indécrottable de sa période "Hunky Dory" / "Ziggy Stardust", la plus riche à mon goût.

Vous étiez fasciné par son côté ambigu, décadent, voire dégénéré ?

Oui et il nous a servi de trampoline. Nous sautions sur ses découvertes successives, Stooges, Lou Reed, Mott The Hoople... Mais cet amalgame avec David ne nous dérange pas, d’autant moins qu’on est amis maintenant.

Le croisez-vous souvent ?

Pas assez, malheureusement... Ce mec est le charme personnifié. Il y a peu je lui ai présenté mon frère et David lui a aussitôt demandé ce qu’il pensait de sa nouvelle coupe de cheveux. Le frangin était subjugué (rires).

Avant votre premier concert en France, en 1996, le président de votre maison de disques avait amplement vanté vos mérites et mentionné ces références glam rock. Curieusement c’est Cure qui apparaissait en filigrane, comme sur “Without You I’m Nothing”, votre nouvel album.

Curieux que vous mentionnez cela car notre précédent batteur était le fan ultime du groupe de Robert Smith mais, honnêtement, rien n’est intentionnel.

Stefan Olsdal: Il faut reconnaître qu’on a toujours aimé ce groupe.

Les premiers singles ?

BM: Oui et bien sûr la période pop, "Kiss", "Just Like Heaven", qui reste un must.

SO: On a toujours été fascinés par la pop polie et impeccable.

BM: Blondie, Abba, on les a tous aimés, tout autant que New Order ou Joy Division.

Steve Hewitt: Il ne faudrait pas oublier les Smiths

SO: Ni Depeche Mode. Ils vont tourner, non ?

Absolument.

SO: A jeun ?

On est en droit de le penser.

SO: On a descendu quelques verres avec eux à nos débuts, lors d’une entrevue mémorable.

BM: La fois où tu as joué "Rock’n’Roll Suicide" au piano, assis sur les genoux de Martin Gore ?

SO: Oui, et lorsque arrivait le final, à chaque "You’re Not Alone", on se levait pour hurler en levant nos pintes: "Waow !" Un truc de fous (rires).

Vous n’avez pas été sollicités pour “Music For The Masses”, l’album-hommage ?

BM: Non et on le déplore. On aurait adoré cela. Mais bon, on ne peut pas être sur tous les fronts à la fois.  

    Carré

Que dire de l’évolution entre vos deux albums ?

BM: Steve y a énormément contribué, sur les plans technique et moral. Pour la première fois dans l’histoire de ce groupe, le mot amitié signifie quelque chose et cet homme y est pour beaucoup. Je m’entendais si mal avec Robert que je gardais certaines idées et envies pour moi que je n’ai eu qu’à libérer à l’arrivée de Steve. A trois nous sommes enfin devenus un.

Tourner pendant près de trois années avec un répertoire relativement limité ne vous a pas degoutés de vos chansons ?

BM: Non mais, vu leur simplicité, on s’est pris à rêver de tessitures sonores complexes, sans perdre notre énergie ni notre style pour autant.

Robert jouait plutôt avec sa tête ?

BM: Exactement, tandis que Steve laisse parler son corps, il est passionné de musique black et ses grooves sont les plus sexy que je connaisse.

Le processus d’écriture a-t-il beaucoup évolué ?

BM: Énormément. Tout est plus libre, spontané, chacun joue un peu de tout, sans aucune restriction.

SO: C’est une démocratie.

BM: On essaye, en tout cas.

L’ensemble est plus intense, plus émotionnel...

BM: C’est l’album des cœurs brisés mais, paradoxalement, rien n’était prémédité hormis le désir initial de laisser nos sentiments nous guider. On ne s’est pas dit : faisons un album rock ou punk ou quoi que ce soit...

Pourquoi avoir choisi Steve Osborne (Happy Mondays, U2 - NdA) à la production ?

SO: C’était plutôt lui ou personne (rires)... Flood nous a dit qu’il préférait attendre pour faire notre troisième, l’enfoiré...

BM: Steve est apparu comme un bon choix parce qu’il a un pied dans le rock et l’autre dans la dance, ce qui nous a semblé idéal. On aime la techno et on voulait aussi éviter le piège d’un son typiquement américain. En studio, on est un peu comme des gosses qui jouent dans leur chambre et que l’idée de descendre dîner révulse.

Le rock que vous défendez vit-il ses dernières heures ?

SO: On dit ça tous les ans...

BM: Le rock mourra quand les groupes à guitares arrêteront de vouloir faire avancer les choses. Mais l’esprit rock, l’attitude, personnifiée par des groupes comme Jesus & The Mary Chain, Spacemen 3 ou Prodigy est encore là pour longtemps. Ce qui est néfaste c’est un certain état d’esprit revival, défendu par des gens comme Kula Shaker, Paul Weller ou Ocean Colour Scene. Le rock doit être violent, crade.

Le piège est qu’aujourd’hui beaucoup de groupes salissent leur son par principe et oublient d’écrire de bonnes chansons.

SO: C’est très vrai. Il n’y a que notre ami Babybird qui s’en tire haut la main avec ses arrangements lo-fi et ses chansons en béton.

BM: En ce qui nous concerne, la production va jouer un rôle de plus en plus important. On veut tout faire sauf du lo-fi. Mais ce que j’aime chez les adeptes de ce son, à l’écoute de leur disque, c’est le sentiment que tout risque de s’écrouler d’un moment à l’autre.

Ne craignez-vous pas que vos disques soient de plus en plus difficiles à défendre sur scène ? Projetez-vous d’utiliser d’autres musiciens ?

BM: On aura peut-être un pianiste occasionnel, mais cela fait deux ans que Stefan joue de la basse en déclenchant des samples avec ses pieds et il va continuer.

Un véritable homme-orchestre ?

BM: Absolument. Il est très important que nous conservions cette relation triangulaire. On ne va pas devenir un carré, hein les gars (rires) ?  

  Barre

(Aux deux autres) Brian est-il supportable ? Vous accrochez-vous souvent ?

SO: Franchement, non.

SH: Très rarement.

BM: Au point que c’est même un mystère pour moi.

Vous êtes donc un vrai groupe ?

BM: Sincèrement oui, le dialogue est permanent.

Que cache Placebo ? Quel est son projet secret ? Un opéra-rock ?

SO: Au secours, tout sauf ça.

BM: On adorerait que certains de nos instrumentaux se retrouvent dans des films...

SH: Oui, ou dans des flippers (rires).

Comme Blur pour Playstation?

SH: Ca  s’est super, et bonjour le fric (rires).

Et ce titre brasilo-cul en français, en face B du single, c’est une plaisanterie ?

BM: En quelque sorte. Un petit amuse-gueule entre « Girl From Ipanema » et « Je T’Aime Moi Non Plus »...

Vous n’avez pas songé à faire tout l’album comme ça ?

BM (rires): Pas vraiment, non. Quoique, maintenant que tu nous le dis...

Alors que le sexe s’avérait être au centre obsessionnel du premier album, les textes du nouveau sont plus introvertis, prennent des allures de confession...

BM (songeur): Ils sont nus... vulnérables. Plus romantiques mais aussi désespérés, un peu dans le même état que moi. Esseulé et le cœur brisé depuis que notre carrière a pris cette importance. J’ai seulement un peu brouillé les pistes en disant « You » pour parler de moi…

Ce déballage en public ne vous effraie pas ?

BM : Un peu, oui, mais pour moi il est vital. On n’avait pas prévu que l’album serait rempli de chansons d’amour, mais le résultat est là, il faut l’accepter. « Without You I’m Nothing » est de l’émotion en barre.

L’amour comme éternelle source d’inspiration ?

BM : L’absence d’amour plutôt.

Ce qui revient au même.

BM : Oui, je le crains.  

  Recueilli par Jérome Soligny.  

  Chronique de "Without You I'm Nothing"

Les journalistes eux-mêmes se trompent souvent. Coller de façon hasardeuse l'étiquette fluo Pop / Reed / Bowie sur l'ardent trio emmené par Brian Molko relève plus d'une méconnaissance de la chose rock que de la faute de frappe. Car bon ce n'est plus un secret, c'est bien Marc Bolan, le charismatique chanteur de T-Rex, retrouvé mort sur un arbre de périphérique, il y a 21 ans, qui fascine ces jeunes anglais. Ce goût prononcé pour les chansons au nombre d'accords très limité, cette effervescence guitaristique et triviale, ces roulements de toms qu'on coule de reverb avant de les faire sursauter, cette basse surligneuse et ces chœurs de filles en italiques chantés rien que par des garçons, c'est bien le protégé de John Peel qui les a introduits dans l'histoire pop. En revanche, la chose est certaine, le fait que le Duke suisse ait découvert les démos du premier album de Placebo en même temps que Hut, leur label, a précipité les choses. Et puis pour en terminer avec le jeu des assemblages, on conviendra que "Without you I'm nothing", second essai des trois glamoureux, a du Robert Smith et du Donovan dans l'aile. Molko, plus cultivé que ses sourires le laissent penser, connaît son affaire. Il répand ça et là des lambeaux d'arrangements arrachés à nos mémoires collectives, des arpèges minimalistes qui griffent les souvenirs. Il feule plus qu'il ne chante véritablement, décalottant les voyelles et faisant crisser les consonnes de ses mots tendus. Érotique, littéraire mais conditionné, le rock écorché de Placebo est un larsen salutaire au bout du tunnel, un crayon de soleil pour dessiner sur la pluie.

Jérôme Soligny

  Critique du clip "Pure Morning"

On se demande ce qui est le plus tétanisant dans la vidéo "Pure Morning" : Brian Molko prêt à plonger d'un building ou l'ambiance, mélange de noirceur à la "NYPD Blue" et de reality show pour américain très moyen. Aux pieds du mignon glamoureux à souhait, la foule des rapaces guette la prévisible chute tandis que les flics s'affairent avec l'efficacité de poulets décapités. Ils ratent de peu, bien sûr l'ange qui se défenestre avec grâce et se met à marcher le long de la façade de l'immeuble, figure christique gambadant à la surface de l'eau. Que soit couvert d'opprobre parents et programmateurs qui verraient là une banale incitation au suicide. Placebo cherche seulement ici à troquer paillettes contre crédibilité. En illustrant au passage l'omnipotence de la rock star, hybride de Superman, d'angelot au bout du rouleau et de demi-dieu au pieds ailés.

Isabelle Chelley