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  Molko Family

Le groupe de rock'n'roll le plus passionnant du moment nous livrait en ce début d'année son album le plus abouti. L'objet, intitulé "Black Market Music", synthétise les différentes facettes de ce combo hors normes. De passage à Lutèce, l'androgyne Brian Molko s'est confié à Cithare Magazine.

Dans le paysage pop-rock actuel, Placebo demeure l'un des rares protagonistes à tirer son épingle du jeu. Sur les traces de Marc Bolan et du quartet new-yorkais Sonic Youth, Brian Molko et ses deux potes redonnent au genre ses lettres de noblesse. D'abord via des textes moins crétins que la moyenne, dont l'ambiguïté sexuelle (T.Rex, encore ndlr) fait jaser la presse people du monde entier et a valu à Molko une réputation de star androgyne. Guitare Magazine n'étant pas le média idéal pour papoter bisexualité, nous nous en tiendrons à l'aspect qui nous intéresse vraiment : la sacro-sainte six-cordes. Placebo est un groupe à guitares, dans le sens le plus traditionnel du terme, car même si ce power-trio utilise depuis des lustres les boucles et les synthétiseurs, l'ossature solide des hits intemporels que sont Nancy Boy et Every You, Every Me (pour ne citer que ceux-là, ndlr) repose sur de bons riffs imparables. Les arrangements résultants de l'interaction entre la guitare de Molko et celle de Stefan Olsdal (ce dernier ayant un penchant pour le son ample des guitares baryton de Fender) sont tout bonnement époustouflants : power chords boueux, contre-chants, et surtout une certaine richesse harmonique due à l'utilisation de nombreux harmonique due à l'utilisation de nombreux open-tunings. Brian Molko a l'esprit vif et s'exprime dans un français irréprochable. Des traits particuliers de son visage candide à sa gestuelle d'une sensualité hypnotisante, Molko respire la classe et l'intelligence. Laissons les vannes sexistes et grasses à souhait aux groupes de rock sudistes.


La plupart de vos morceaux sont écrits dans une tonalité de Si, ce qui n,'est pas courant pour un groupe rock...

Stefan, notre bassiste/guitariste, me dit souvent que je suis certainement le guitariste le moins calé sur la technique au monde. Je suis incapable de dire dans quelles tonalités nous jouons. En fait, je n'ai pas besoin de le savoir, je joue simplement des chansons. Mon approche générale de la musique est plutôt instinctive.

D'ailleurs, en essayant de reprendre vos chansons, on s'aperçoit rapidement qu'elles sont impossibles à jouer en accordage standard.

Nous avons nos petits "secrets maison", des "trucages" qui font partie des ingrédients de notre son. Tout ce que je peux dire, c'est que nous jouons un demi-ton ou un ton plus haut que l'accordage standard. Sur Taste In Men, les six-cordes ont été accordées à l'unisson, car nous cherchions une couleur vraiment spéciale.

Un peu façon Sonic Youth ?

La musique de Placebo vient directement de là, de ce rock alternatif américain. Sonic Youth est de loin le groupe qui a le plus impact sur nous. J'apprécie leur authenticité et leur goût pour l'expérimentation. Ils ont révolutionné la façon classique d'appréhender le rock 'n roll, cette vision d'arriérés avec les solos masturbatoires et un ou deux leaders qui friment sur le devant de la scène.

En parlant de secrets maison, il semble que les deux premières cordes sont souvent accordées à l'unisson (Come Home, I know), comme le faisait Bob Mould de Hüsker Düe ou encore les Pixies ?

Pas mal du tout ! Tu as découvert ça aussi. Nous ne jouons pas ces morceaux en ce moment, mais tu dois avoir raison. Ce procédé me permet d'avoir un son plus ample et riche. Les accords gagnent de l'espace. De plus, je hais les solos de guitare. Je n'ai jamais été attiré par tous ces plans vulgaires dans les aigus. Des types prétentieux et pédants comme Yngwie Malmsteen représentent à mes yeux la médiocrité incarnée. Ces types sont tellement ridicules qu'ils en deviennent marrants. Franchement, leur délire est complètement dépassé. Parfois, cela me met en rogne. Chris Cornell de SoundGarden a composé ce pur chef-d'oeuvre qu'est Black Hole Sun. Pourquoi Kim Tahil est-il allé coller ce solo de gratte au milieu. Cela n'a aucun sens et nuit à la cohésion du morceau. Bref, la petite corde ne me servait quasiment à rien, alors j'ai préféré la désaccorder et lui conférer ce rôle de "résonateur".

Placebo rompt radicalement avec le cliché habituel et très macho du groupe de rock'n'roll.

(Il sourit) Je vois bien ce que tu veux dire. Comme je te le disais, le rock alternatif a contribué à démystifier l'image bidon de ces groupes à la Guns N'Roses qui oubliaient que le plus important est d'écrire de bonnes chansons et surtout de communiquer des émotions. Au final, le groupe doit faire bloc et sonner comme un seul homme. Cette notion est primordiale. Avant de vouloir impressionner les autres avec une attitude pseudo-rebelle et des prouesses instrumentales, les groupes devraient plutôt apprendre à jouer ensemble. Avec Placebo, nous avons toujours cherché à comprendre le mieux possible le potentiel de chaque instrument, afin de trouver la bonne synergie entre nous, pour une efficacité maximale.

Il semble évident que tu es un autodidacte de l'instrument.

Mon apprentissage de la guitare s'est effectué via le song-writting. J'ai un jour pris une guitare, parce que j'avais ce besoin profond de sortir toutes ces chansons de moi-même. Mais dans ce groupe, les rôles ne sont pas aussi définis que l'on pense, et surtout lors des phases d'écriture. La qualité des chansons vient à 99% de ce qui se passe entre nous trois pendant que nous jammons en essayant des plans encore et encore. L'un de nos jeux favoris consiste à échanger nos instruments. Nous trouvons ainsi des idées inhabituelles en luttant contre nos propres automatismes. Et puis se mettre un moment dans la peau d'un autre permet de mieux comprendre son rôle et ses difficultés. Ce travail collectif est très cool et bénéfique.

Tout comme The Cure, vous employez des guitares baryton. C'est d'ailleurs l'une de vos marques de fabrique.

Nous avons vu il y a longtemps un concert du groupe Tortoise. Ils utilisaient cet instrument qui nous a immédiatement séduis. La guitare baryton est une basse qui a été conçue dans les sixties pour être jouée par des guitaristes. Du coup, cet instrument est à la fois rythmique et mélodique, et se marie merveilleusement à la guitare traditionnelle. C'est vrai que Robert Smith en est l'utilisateur le plus reconnu, mais il s'en sert de façon bien plus sophistiquée que nous en élaborant des riffs très mélodiques. Notre approche de la guitare baryton est avant tout rythmique, et le registre grave nous inspire davantage. Stefan en a une également. Nous touchons un peu à tous les instruments, y compris les claviers. Chacun y va de sa partie.

Et sur scène, comment vous y prenez-vous pour recréer toutes ces ambiances ?

C'est notre vieux pote Bill qui se charge de jouer les claviers sur scène. Il s'occupe également des samples et des guitares additionnelles. Il traîne avec nous depuis longtemps, seulement avant, il jouait derrière les amplis, si bien que personne ne le voyait.

Comment cela ?

En fait, ce pauvre Bill aime un peu trop les hamburgers, et nous l'avons mis au régime afin qu'il retrouve la ligne (!!! ndr). Désormais, nous le mettons sur le bord de la scène. Bill ne peut pas être considéré comme un véritable membre de Placebo dans la mesure où il n'appartient pas à notre processus créatif.

Tu veux dire qu'un gros ne pourrait jamais jouer dans Placebo ?

Il faudrait qu'il se mette sérieusement au vert (rires) ! Je n'ai rien contre les personnes fortes, mais l'image de Placebo n'a rien à voir avec celles de Queen Of The Stone Age ou de Napalm Death (rires) !

Vos guitares ont des tonalités bien particulières, un son très fuzz qui garde une bonne clarté. Quelles sont vos recettes ?

En ce qui me concerne, j'ai un combo Mesa/Boogie Mark III qui sort en plus sur un gros baffle Marshall, ainsi qu'un Fender Twin Reverb. Mon son résulte de la combinaison de ces deux amplis. Cela m'a pris du temps pour arriver à cette configuration. J'ai enfin le son que j'avais en tête depuis des années. Stefan possède également un Twin qu'il mixe avec une tête Marshall JCM 2000. En ce qui concerne les pédales, nous adorons le modèle Metal Zone de Boss, dont la distorsion est bien tranchante. Sinon, j'ai un delay tout simple, et une Electro Harmonix Micro Synthetizer qui est vraiment cool. Ma configuration est très simple, car je focalise mon attention sur le chant, et contrôler la justesse en faisant des claquettes n'est pas évident. Nos guitares sont toutes des modèles vintage. J'ai une Gibson SG, une Jaguar et une Telecaster Thinline Deluxe qui est parfaite pour le feedback et plus puissante dans les basses qu'une Tele classique. Stefan possède également une Thinline et une Jaguar, ainsi qu'une Fender baryton. Les vieilles guitares dégagent quelque chose de "féminin". En plus, elles ont vraiment de la gueule.

Et pour le studio ?

Aujourd'hui, nous avons exactement le même set-up en studio. Avant, on louait toutes sortes d'amplis, et on passait plus de temps à essayer des branchements qu'à jouer. En studio, il faut être très productif, se mettre dans un état d'esprit propice à la créativité. Alors, on ne perd plus de temps avec ce genre de conneries. Ensuite, pour le mixage, c'est une autre histoire. Tu es vraiment là pour expérimenter et optimiser les compos avec toutes sortes de traitements.

La production de vos disques est de plus en plus sophistiquée.

Avec le recul, le premier album semble très naïf, non ? Les chansons sont bonnes, mais on ressent un gros manque de maturité. Ce disque représente notre première véritable expérience du studio. A l'inverse, "Without You I'm Nothing" est trop produit (rires). Le son est, à mon goût, bien trop lisse et aseptisé. "Black Market Music" est le seul dont je sois véritablement satisfait au niveau du travail de production. Il faut dire que nous contrôlons beaucoup plus de choses. A force de faire des disques, on apprend obligatoirement à comprendre le matériel et à mieux gérer le rapport musicien/technicien. Mais bon, nous ne sommes pas encore des flèches avec le matos qui est souvent complexe. on est comme des gosses devant des machines comme les filtres Sherman, le Pod Line 6 ou le Mutron. Nous voulions que le mix garde un côté "manuel", et bon nombre de traitements se sont faits en direct. Chacun devait tourner ses boutons à des moments précis. On s'est vraiment amusé. D'un autre côté, la production dépend aussi du son du groupe lui-même et, désormais, jouer ensemble est devenu une seconde nature.

Le rôle de producteur te tente ?

Cela m'intéresserait beaucoup de produire un autre groupe. Au niveau des sons et des arrangements, je pense avoir de bonnes idées. Mais il me faudrait de toute façon l'assistance d'un technicien pour manipuler la console. J'aimerais être dans la position d'une paire d'oreilles, diriger artistiquement les séances et donner mon avis sans avoir à me préoccuper de l'aspect technique. Mais je n'ai pas encore eu de véritable proposition  en ce sens (avis aux amateurs, ndr).

Sur Slave to the Wage, comment joues tu cet effet de vibrato récurrent ?

Cela ressemble à un effet de vibrato, mais c'est loin d'être le cas. Il s'agit d'un coup de caisse claire qui a été capté par le micro d'une guitare avant d'être trituré à l'aide d'un Mutron. Etrange, non ? C'est un mélange de batterie et de guitare. On recherchait quelque chose, puis un accident s'est produit. Je crois beaucoup aux accidents en musique. Les idées les plus fraîches et inhabituelles proviennent souvent de ce que l'on n'a pas prévu. Il faut être attentif pour reconnaître les bons accidents et les exploiter dans la bonne direction.

Et cette fameuse rencontre avec le Thin White Duke ?

C'était complètement irréel. Bowie avait adoré notre démo et s'était rendu à notre concert. Nous avions 22 ans, pas d'album, et lui était là, au bord de la scène, à écouter notre balance. C'est le monde à l'envers, non ? Sur le coup, on s'est vraiment chié dessus mais ensuite, on s'est bourré la gueule au whisky avec lui. C'était encore plus dingue. Puis on a enregistré ensemble. Bowie est vraiment très pro. Il est rapide et impatient. Il est particulièrement fervent des premières prises afin de capturer l'atmosphère sur le vif. Refaire encore et encore le met hors de lui. Son seul défaut, c'est qu'il n'arrête pas de parler. Il est vraiment très bavard.

Quelles autres collaborations aimerais-tu tenter ?

J'aimerais vraiment réaliser quelque chose avec PJ Harvey. Je suis fan de sa musique et de sa voix. Elle représente vraiment l'artiste tel que je le conçois. Au niveau des chanteurs, les gens qui m'interpellent sont ceux qui ont de la personnalité, un grain spécifique et immédiatement identifiable. Je peux citer Perry Farrel de Jane's Addiction, Black Francis des Pixies ou encore Janis Joplin. Tous ces gens sont à l'opposé de ce post-grunge inutile où chaque mec cherche à imiter la voix de Eddie Vedder ou, pire encore, ces pseudo-trasheurs qui beuglent comme des ânes. C'est carrément pathétique, et il n'y a aucune classe là-dedans.

Ta voix possède cette empreinte reconnaissable. Tu dois tout de même en être un peu conscient, non ?

Si ce sont les autres qui le disent, alors il y a peut-être un peu de vérité, et cela expliquerait en partie le succès de Placebo. Je prends cela comme un compliment. Nous avons toujours essayé de faire les choses à notre manière, en tâchant d'apporter des choses fraîches. Je ne sais pas si mon chant est tellement hors du commun. Je crois en revanche que le son global de notre groupe l'est réellement.

Vous arrive-t-il d'être confrontés à des périodes de manque d'inspiration, le fameux syndrome de la page blanche ?

Oui, nous avons des périodes comme ça, où écrire de nouvelles chansons est difficile. Mon avis est qu'il ne faut pas forcer les choses au risque de faire de la merde. On ne peut pas toujours être dans un esprit propice à la création, et chaque artiste est confronté à ce problème. Je crois que, quoi qu'il arrive, les morceaux sont là, enfouis quelque part en toi. Il faut attendre la circonstance qui les fera sortir naturellement. Je ne peux pas m'imaginer travailler de façon structurée et disciplinaire, du genre : une heure de pratique guitaristique, une heure de travail vocal, une heure de piano pour chercher des idées. Je ne crois pas du tout en cette démarche. La bonne musique touche aux émotions. On ne ressent pas des choses sur commande.

Sur Blue American, tu sembles carrément descendre les États-Unis, ton pays d'origine.

C'est plus une métaphore qu'autre chose. Je ne parle pas d'un pays en particulier, mais de quelques chose que j'ai découvert en moi, et dont je ne suis pas fier. Chaque personne connaît ses mauvais côtés et essaie le plus souvent de les occulter. Je pense qu'il faut au contraire extérioriser ces zones de frustrations et ces obsessions qui finissent par nous ruiner. Parce que lorsque tu surmontes ce genre de trucs, ta vie est meilleure. C'est un peu le message de cette chanson.

D'ailleurs, ta façon d'écrire s'est considérablement améliorée, dans le sens où il ne s'agit plus vraiment d'impressions que chacun peut interpréter à sa façon.

 C'est vrai que sur les deux premiers albums, les textes fonctionnent par rapport à des impressions et des images. Leur signification reste ouverte. Mon écriture s'inspire des situations de la vie de tous les jours, d'états d'âme ou de mon propre vécu. J'ai franchi une étape avec Black Market Music, dans la mesure où j'arrive maintenant à canaliser ces impressions sous forme de petites nouvelles. C'est un style d'écriture plus personnel que j'essaierai d'affiner encore dans le futur.

Propos recueillis par Ludovic Egraz.