La plupart de vos morceaux
sont écrits dans une tonalité de Si, ce qui n,'est pas courant pour un groupe
rock...
Stefan, notre
bassiste/guitariste, me dit souvent que je suis certainement le guitariste le
moins calé sur la technique au monde. Je suis incapable de dire dans quelles
tonalités nous jouons. En fait, je n'ai pas besoin de le savoir, je joue
simplement des chansons. Mon approche générale de la musique est plutôt
instinctive.
D'ailleurs, en essayant de
reprendre vos chansons, on s'aperçoit rapidement qu'elles sont impossibles à
jouer en accordage standard.
Nous avons nos petits
"secrets maison", des "trucages" qui font partie des ingrédients
de notre son. Tout ce que je peux dire, c'est que nous jouons un demi-ton ou un
ton plus haut que l'accordage standard. Sur Taste In Men, les six-cordes ont été
accordées à l'unisson, car nous cherchions une couleur vraiment spéciale.
Un peu façon Sonic Youth ?
La musique de Placebo vient
directement de là, de ce rock alternatif américain. Sonic Youth est de loin le
groupe qui a le plus impact sur nous. J'apprécie leur authenticité et leur goût
pour l'expérimentation. Ils ont révolutionné la façon classique d'appréhender
le rock 'n roll, cette vision d'arriérés avec les solos masturbatoires et un
ou deux leaders qui friment sur le devant de la scène.
En parlant de secrets maison,
il semble que les deux premières cordes sont souvent accordées à l'unisson (Come
Home, I know), comme le faisait Bob Mould de Hüsker Düe ou encore les Pixies ?
Pas mal du tout ! Tu as découvert
ça aussi. Nous ne jouons pas ces morceaux en ce moment, mais tu dois avoir
raison. Ce procédé me permet d'avoir un son plus ample et riche. Les accords
gagnent de l'espace. De plus, je hais les solos de guitare. Je n'ai jamais été
attiré par tous ces plans vulgaires dans les aigus. Des types prétentieux et pédants
comme Yngwie Malmsteen représentent à mes yeux la médiocrité incarnée. Ces
types sont tellement ridicules qu'ils en deviennent marrants. Franchement, leur
délire est complètement dépassé. Parfois, cela me met en rogne. Chris
Cornell de SoundGarden a composé ce pur chef-d'oeuvre qu'est Black Hole Sun.
Pourquoi Kim Tahil est-il allé coller ce solo de gratte au milieu. Cela n'a
aucun sens et nuit à la cohésion du morceau. Bref, la petite corde ne me
servait quasiment à rien, alors j'ai préféré la désaccorder et lui conférer
ce rôle de "résonateur".
Placebo rompt radicalement
avec le cliché habituel et très macho du groupe de rock'n'roll.
(Il sourit) Je vois bien ce que
tu veux dire. Comme je te le disais, le rock alternatif a contribué à démystifier
l'image bidon de ces groupes à la Guns N'Roses qui oubliaient que le plus
important est d'écrire de bonnes chansons et surtout de communiquer des émotions.
Au final, le groupe doit faire bloc et sonner comme un seul homme. Cette notion
est primordiale. Avant de vouloir impressionner les autres avec une attitude
pseudo-rebelle et des prouesses instrumentales, les groupes devraient plutôt
apprendre à jouer ensemble. Avec Placebo, nous avons toujours cherché à
comprendre le mieux possible le potentiel de chaque instrument, afin de trouver
la bonne synergie entre nous, pour une efficacité maximale.
Il semble évident que tu es
un autodidacte de l'instrument.
Mon apprentissage de la guitare
s'est effectué via le song-writting. J'ai un jour pris une guitare, parce que
j'avais ce besoin profond de sortir toutes ces chansons de moi-même. Mais dans
ce groupe, les rôles ne sont pas aussi définis que l'on pense, et surtout lors
des phases d'écriture. La qualité des chansons vient à 99% de ce qui se passe
entre nous trois pendant que nous jammons en essayant des plans encore et
encore. L'un de nos jeux favoris consiste à échanger nos instruments. Nous
trouvons ainsi des idées inhabituelles en luttant contre nos propres
automatismes. Et puis se mettre un moment dans la peau d'un autre permet de
mieux comprendre son rôle et ses difficultés. Ce travail collectif est très
cool et bénéfique.
Tout comme The Cure, vous
employez des guitares baryton. C'est d'ailleurs l'une de vos marques de
fabrique.
Nous avons vu il y a longtemps un
concert du groupe Tortoise. Ils utilisaient cet instrument qui nous a immédiatement
séduis. La guitare baryton est une basse qui a été conçue dans les sixties
pour être jouée par des guitaristes. Du coup, cet instrument est à la fois
rythmique et mélodique, et se marie merveilleusement à la guitare
traditionnelle. C'est vrai que Robert Smith en est l'utilisateur le plus
reconnu, mais il s'en sert de façon bien plus sophistiquée que nous en élaborant
des riffs très mélodiques. Notre approche de la guitare baryton est avant tout
rythmique, et le registre grave nous inspire davantage. Stefan en a une également.
Nous touchons un peu à tous les instruments, y compris les claviers. Chacun y
va de sa partie.
Et sur scène, comment vous y
prenez-vous pour recréer toutes ces ambiances ?
C'est notre vieux pote Bill qui
se charge de jouer les claviers sur scène. Il s'occupe également des samples
et des guitares additionnelles. Il traîne avec nous depuis longtemps, seulement
avant, il jouait derrière les amplis, si bien que personne ne le voyait.
Comment cela ?
En fait, ce pauvre Bill aime un
peu trop les hamburgers, et nous l'avons mis au régime afin qu'il retrouve la
ligne (!!! ndr). Désormais, nous le mettons sur le bord de la scène. Bill ne
peut pas être considéré comme un véritable membre de Placebo dans la mesure
où il n'appartient pas à notre processus créatif.
Tu veux dire qu'un gros ne
pourrait jamais jouer dans Placebo ?
Il faudrait qu'il se mette sérieusement
au vert (rires) ! Je n'ai rien contre les personnes fortes, mais l'image de
Placebo n'a rien à voir avec celles de Queen Of The Stone Age ou de Napalm
Death (rires) !
Vos guitares ont des tonalités
bien particulières, un son très fuzz qui garde une bonne clarté. Quelles sont
vos recettes ?
En ce qui me concerne, j'ai un
combo Mesa/Boogie Mark III qui sort en plus sur un gros baffle Marshall, ainsi
qu'un Fender Twin Reverb. Mon son résulte de la combinaison de ces deux amplis.
Cela m'a pris du temps pour arriver à cette configuration. J'ai enfin le son
que j'avais en tête depuis des années. Stefan possède également un Twin
qu'il mixe avec une tête Marshall JCM 2000. En ce qui concerne les pédales,
nous adorons le modèle Metal Zone de Boss, dont la distorsion est bien
tranchante. Sinon, j'ai un delay tout simple, et une Electro Harmonix Micro
Synthetizer qui est vraiment cool. Ma configuration est très simple, car je
focalise mon attention sur le chant, et contrôler la justesse en faisant des
claquettes n'est pas évident. Nos guitares sont toutes des modèles vintage.
J'ai une Gibson SG, une Jaguar et une Telecaster Thinline Deluxe qui est
parfaite pour le feedback et plus puissante dans les basses qu'une Tele
classique. Stefan possède également une Thinline et une Jaguar, ainsi qu'une
Fender baryton. Les vieilles guitares dégagent quelque chose de "féminin".
En plus, elles ont vraiment de la gueule.
Et pour le studio ?
Aujourd'hui, nous avons
exactement le même set-up en studio. Avant, on louait toutes sortes d'amplis,
et on passait plus de temps à essayer des branchements qu'à jouer. En studio,
il faut être très productif, se mettre dans un état d'esprit propice à la créativité.
Alors, on ne perd plus de temps avec ce genre de conneries. Ensuite, pour le
mixage, c'est une autre histoire. Tu es vraiment là pour expérimenter et
optimiser les compos avec toutes sortes de traitements.
La production de vos disques
est de plus en plus sophistiquée.
Avec le recul, le premier album
semble très naïf, non ? Les chansons sont bonnes, mais on ressent un gros
manque de maturité. Ce disque représente notre première véritable expérience
du studio. A l'inverse, "Without You I'm Nothing" est trop produit
(rires). Le son est, à mon goût, bien trop lisse et aseptisé. "Black
Market Music" est le seul dont je sois véritablement satisfait au niveau
du travail de production. Il faut dire que nous contrôlons beaucoup plus de
choses. A force de faire des disques, on apprend obligatoirement à comprendre
le matériel et à mieux gérer le rapport musicien/technicien. Mais bon, nous
ne sommes pas encore des flèches avec le matos qui est souvent complexe. on est
comme des gosses devant des machines comme les filtres Sherman, le Pod Line 6 ou
le Mutron. Nous voulions que le mix garde un côté "manuel", et bon
nombre de traitements se sont faits en direct. Chacun devait tourner ses boutons
à des moments précis. On s'est vraiment amusé. D'un autre côté, la
production dépend aussi du son du groupe lui-même et, désormais, jouer
ensemble est devenu une seconde nature.
Le rôle de producteur te
tente ?
Cela m'intéresserait beaucoup de
produire un autre groupe. Au niveau des sons et des arrangements, je pense avoir
de bonnes idées. Mais il me faudrait de toute façon l'assistance d'un
technicien pour manipuler la console. J'aimerais être dans la position d'une
paire d'oreilles, diriger artistiquement les séances et donner mon avis sans
avoir à me préoccuper de l'aspect technique. Mais je n'ai pas encore eu de véritable
proposition en ce sens (avis aux amateurs, ndr).
Sur Slave to the Wage, comment
joues tu cet effet de vibrato récurrent ?
Cela ressemble à un effet de
vibrato, mais c'est loin d'être le cas. Il s'agit d'un coup de caisse claire
qui a été capté par le micro d'une guitare avant d'être trituré à l'aide
d'un Mutron. Etrange, non ? C'est un mélange de batterie et de guitare. On
recherchait quelque chose, puis un accident s'est produit. Je crois beaucoup aux
accidents en musique. Les idées les plus fraîches et inhabituelles proviennent
souvent de ce que l'on n'a pas prévu. Il faut être attentif pour reconnaître
les bons accidents et les exploiter dans la bonne direction.
Et cette fameuse rencontre
avec le Thin White Duke ?
C'était complètement irréel.
Bowie avait adoré notre démo et s'était rendu à notre concert. Nous avions
22 ans, pas d'album, et lui était là, au bord de la scène, à écouter notre
balance. C'est le monde à l'envers, non ? Sur le coup, on s'est vraiment chié
dessus mais ensuite, on s'est bourré la gueule au whisky avec lui. C'était
encore plus dingue. Puis on a enregistré ensemble. Bowie est vraiment très
pro. Il est rapide et impatient. Il est particulièrement fervent des premières
prises afin de capturer l'atmosphère sur le vif. Refaire encore et encore le
met hors de lui. Son seul défaut, c'est qu'il n'arrête pas de parler. Il est
vraiment très bavard.
Quelles autres collaborations
aimerais-tu tenter ?
J'aimerais vraiment réaliser
quelque chose avec PJ Harvey. Je suis fan de sa musique et de sa voix. Elle représente
vraiment l'artiste tel que je le conçois. Au niveau des chanteurs, les gens qui
m'interpellent sont ceux qui ont de la personnalité, un grain spécifique et
immédiatement identifiable. Je peux citer Perry Farrel de Jane's Addiction,
Black Francis des Pixies ou encore Janis Joplin. Tous ces gens sont à l'opposé
de ce post-grunge inutile où chaque mec cherche à imiter la voix de Eddie
Vedder ou, pire encore, ces pseudo-trasheurs qui beuglent comme des ânes. C'est
carrément pathétique, et il n'y a aucune classe là-dedans.
Ta voix possède cette empreinte
reconnaissable. Tu dois tout de même en être un peu conscient, non ?
Si ce sont les autres qui le
disent, alors il y a peut-être un peu de vérité, et cela expliquerait en
partie le succès de Placebo. Je prends cela comme un compliment. Nous avons
toujours essayé de faire les choses à notre manière, en tâchant d'apporter
des choses fraîches. Je ne sais pas si mon chant est tellement hors du commun.
Je crois en revanche que le son global de notre groupe l'est réellement.
Vous arrive-t-il d'être
confrontés à des périodes de manque d'inspiration, le fameux syndrome de la
page blanche ?
Oui, nous avons des périodes
comme ça, où écrire de nouvelles chansons est difficile. Mon avis est qu'il
ne faut pas forcer les choses au risque de faire de la merde. On ne peut pas
toujours être dans un esprit propice à la création, et chaque artiste est
confronté à ce problème. Je crois que, quoi qu'il arrive, les morceaux sont là,
enfouis quelque part en toi. Il faut attendre la circonstance qui les fera
sortir naturellement. Je ne peux pas m'imaginer travailler de façon structurée
et disciplinaire, du genre : une heure de pratique guitaristique, une heure de
travail vocal, une heure de piano pour chercher des idées. Je ne crois pas du
tout en cette démarche. La bonne musique touche aux émotions. On ne ressent
pas des choses sur commande.
Sur Blue American, tu sembles
carrément descendre les États-Unis, ton pays d'origine.
C'est plus une métaphore
qu'autre chose. Je ne parle pas d'un pays en particulier, mais de quelques chose
que j'ai découvert en moi, et dont je ne suis pas fier. Chaque personne connaît
ses mauvais côtés et essaie le plus souvent de les occulter. Je pense qu'il
faut au contraire extérioriser ces zones de frustrations et ces obsessions qui
finissent par nous ruiner. Parce que lorsque tu surmontes ce genre de trucs, ta
vie est meilleure. C'est un peu le message de cette chanson.
D'ailleurs, ta façon d'écrire
s'est considérablement améliorée, dans le sens où il ne s'agit plus vraiment
d'impressions que chacun peut interpréter à sa façon.
C'est vrai que sur les deux
premiers albums, les textes fonctionnent par rapport à des impressions et des
images. Leur signification reste ouverte. Mon écriture s'inspire des situations
de la vie de tous les jours, d'états d'âme ou de mon propre vécu. J'ai
franchi une étape avec Black Market Music, dans la mesure où j'arrive
maintenant à canaliser ces impressions sous forme de petites nouvelles. C'est
un style d'écriture plus personnel que j'essaierai d'affiner encore dans le
futur.
Propos recueillis par Ludovic
Egraz.
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