Toulon,
ses marins virils, sa mairie croupie, ses pékinois, ses schinzus primés...
Curieux choix de David Bowie pour un concert estival. La bonne aubaine,
pourtant, pour Placebo, première partie invitée par Bowie lui-même à
séjourner au bord de la Méditerranée. L'air marin et le soleil
devraient finir par avoir raison de la mine pâlotte de Brian Molko,
androgyne leader au teint diaphanement féminin et aux yeux tartinés
de khôl de ce groupe cosmopolite. Abonné aux premières parties pas
aisées des concerts d'ancêtres Iggy Pop et les Sex Pistols ont également
pris Placebo sous leur protection , le trio énervé doit son
existence à la rencontre improbable dans le métro londonien de l'Américain
Brian Molko et du Suédois Stefan Olsdal, vagues accointances lors d'une
scolarité commune au Luxembourg. Groupe résolument nomade, Placebo
recrutera alors, pour ne pas faire baisser sa moyenne d'improbabilité,
un Suisse élevé au Kenya, Robert Shultzberg, rencontré par Stefan
dans une école suédoise. Casse-tête pour l'état civil, Placebo sera
résolument un groupe sans attaches ni racines, façonnant une musique
inclassable aussi conglomérée que ses artisans , rock teigneux et
juvénile sous lequel pointent l'ambition, la démesure et une volonté
certaine de conquête. Définition confirmée par le chanteur, à la
fois charmeur et neurasthénique. "J'aimerais définir Placebo
comme un groupe punk. Notre place est peut-être dans un club minuscule
et moite, pas devant des milliers de personnes. Notre musique est juste
la fusion de nos trois influences. J'espère qu'elle est inclassable et
embrouille les gens. Je ne veux pas qu'on soit limités à un genre, je
veux qu'on soit difficiles à saisir, à définir, de façon à rester
plus longtemps ancrés dans la tête des gens. C'est laborieux d'être
toujours original en n'utilisant qu'une guitare, une basse et une
batterie. On écoute donc beaucoup de techno, d'ambient, de trance, de
jungle, histoire de se sortir des guitares. Quand on a commencé, notre
idée était de jouer en triangle, qu'aucun instrument ne domine, que la
voix ne masque pas le reste. Les gens ont commencé à me mettre en
avant, à détruire cet ordre, ce qui ne réjouit pas les autres. Mais
on fait confiance à notre unité, même si je suis la grande gueule du
groupe. Les gens qui viennent à nos concerts voient en moi quelqu'un de
malin et sexy, c'est normal qu'ils se fixent sur moi, qui incarne le côté
glamour du groupe. Ils voient l'ambiguïté de mon attitude sur scène,
ça les intéresse. Mais je n'ai pas voulu créer cette image, c'est
juste le prolongement de mon comportement habituel." Leader
naturel se cachant derrière son groupe, porte-parole appelant ses
camarades à l'aide pour répondre aux questions, sympathique et
capricieux, fragile et insolent, cynique ayant besoin d'être rassuré
sans arrêt sur sa musique et sa forme, enfant gâté fils de
banquier et adolescent rebelle parti de chez papa-maman à 17 ans
pour faire du théâtre à Londres , Brian Molko ressemble à un joli
foutoir. Un bien étrange gamin toujours en pleine croissance, nageant
constamment entre deux eaux, incapable de choisir sa rive, pas encore
tout à fait certain de la personnalité de teigne qu'il essaie de se façonner
à grand renfort de provocation petite pose sexy sur scène,
outrageusement grossier dans la conversation en français, guitariste
nerveux et acharné , révolté, déjà, contre les idées lumineuses
de son label (une tournée Pepsi Cola, classe).
Elevé
dans le no man's land du Luxembourg, parmi les morts-vivants de la
diplomatie, de la finance ou de l'escroquerie fiscale, Brian le révolté
juvénile garde une rancoeur et une rage tenaces à l'encontre du gâchis
de ces années passées. "J'étais frustré à cause de mes
conditions de vie, frustré de me sentir à l'étroit. Je me sentais
constamment piégé, enfermé au Luxembourg. Je ne faisais pas de sport
comme les autres gamins notamment les gamins américains, riches et déplaisants,
qui m'ont donné une vision négative de mon pays. J'allais en Hollande,
je fumais beaucoup d'herbe, j'avais besoin d'un environnement complètement
différent. Beaucoup de mes frustrations, maintenant à la base de mes
écrits, se sont cristallisées au Luxembourg parce que je savais que je
n'y avais aucune vie. Je traînais de bar en bar, je me soûlais, je
gerbais, je rentrais à la maison. L'ennui total. C'est vraiment le trou
noir, un endroit qui attire les losers, qui aspire les gens. Je ne rêvais
que des lumières et de l'excitation des villes, des possibilités que
je pourrais y trouver. J'étais fasciné par Londres, je savais que c'était
là que je pourrais apprendre à jouer." Pas franchement aidé
ou soutenu par des parents aveugles aux aspirations de leur fiston,
Brian Molko est loin, à 23 ans, d'avoir clos l'éprouvant passage obligé
des frustrations adolescentes, ressassant encore et toujours ses
fantasmes "Deux trous dans un sac en papier, le meilleur coup
que j'aie jamais tiré", in Nancy boy et un mal-être
suintant "Depuis ma naissance, je n'ai pas arrêté de dégénérer",
in Teenage angst. "Adolescent, je ressentais les
choses de façon beaucoup plus passionnée, j'ai traversé des phases de
rébellion. Je me sentais déprimé, j'avais l'impression que le monde
allait s'écrouler. Une espèce de simple aliénation envers les
parents, une révolte contre ce qu'ils voulaient que je devienne, contre
le fait de grandir, de traverser de tels changements. Mes émotions
partaient dans un tas de directions différentes parce que physiquement,
je devenais adulte. J'en avais envie, mais on me traitait toujours comme
un gamin. L'art et la créativité étaient des choses totalement
mineures, inconnues dans ma famille. C'est sûrement pour ça que j'ai réagi
si brutalement et que je suis allé vers l'art. Je suis devenu le vilain
petit canard de la famille : mon père voulait que je bosse dans les
affaires et ma mère voulait que je sois un saint. Je n'ai finalement
satisfait ni l'un ni l'autre. A cet âge-là, la musique peut représenter
énormément, être la dernière issue de secours. Jouer de la guitare a
été une sorte d'exutoire à mes problèmes familiaux, d'autorité. Mes
parents n'ont pas du tout contribué à ce que je suis maintenant et
c'est ça qui est merveilleux. Je suis arrivé là où je suis tout
seul. J'ai besoin d'avoir du succès, très égoïstement, pour prouver
le contraire à tous ceux qui croyaient que je n'irais pas très loin
dans la vie, pour le montrer à tous ceux qui étaient plus forts que
moi à l'école, mes rivaux dans n'importe quel domaine, mes
parents." Pour la vengeance, il faudra attendre un succès à
la hauteur des héros, rebelles idoles des jeunesses dépressives ou révoltées
Dead Kennedys, Sonic Youth, The Fall, Joy Division, Blondie, Patti
Smith, Television, PJ Harvey ("Quand j'ai écouté pour la première
fois son album Dry, j'ai eu l'impression d'être rentré chez
elle par une fenêtre brisée, de voir ce qu'elle ressentait, c'était
si pur"). Pour la sainte Trinité des voix ayant secoué
Molko,
il faudra pourtant chercher ailleurs, dans l'Amérique des timbres déchirés
: Janis Joplin pour "sa voix écorchée et sa crudité
totale" , Throwing Muses et Jane's Addiction. Difficile,
toutefois, de discerner la part de vérité et de réécriture dans le
passé de Brian Molko, parfaite tête imparfaite et maladive de
mannequin Calvin Klein, aussi incernable que sa musique, aux paroles
crues, garces et cyniques, étonnant contraste avec une attitude douce
et mal assurée. Comment, à 13 ans, en 1986, faste année de George
Michael, un adolescent peut-il être assez désespéré pour écouter
les Dead Kennedys et trouver en Jello Biafra un moyen de canaliser ses
énergies négatives ? Peut-on être aussi timide et renfermé avec les
fans avant de raconter fièrement que les concerts sont une thérapie,
une catharsis, une façon de montrer aux gens qu'on ne va pas bien non
plus ? Mais la cohérence du discours pas une faille dans
l'exhibition et l'étalage cru des faiblesses , la réflexion triste
et sage du chanteur contrastant avec l'exubérance scénique révèlent
un authentique décalé, adulte malgré lui finissant de régler les
factures et fractures d'une jeunesse troublée. "Les
allusions au sexe dans mes chansons ne sont pas de la provocation. Ça
ne m'intéresse pas particulièrement même si parfois ça m'ennuie
de voir que nos roadies se tapent plus de filles que nous , mais je
suis inspiré par mes lectures, William Burroughs, Dennis Cooper. Je
prends mes propres expériences et je les grossis, les enjolive, comme
on embellit un livre pour en faire un film. J'essaie d'en tirer des
histoires qui puissent montrer d'autres voies aux gens. Si quelqu'un
vient à un de nos concerts parce qu'il a entendu le disque et pense, à
cause de ma voix, que je suis une fille et me voit maquillé sur scène,
avec du mascara et des poses raffinées, il verra d'abord en moi une
nana mignonne sur scène et sera très gêné quand il réalisera que je
suis un mec. Je ne me sens pas très clair sur le sujet, je n'ai pas une
perception très définie en matière de sexe, de sexualité. Les gens
qui disent être sûrs de leurs sentiments, de leurs désirs sont des
menteurs, c'est cette ambiguïté que je veux soulever. Je ne me sens
pas particulièrement coincé dans un rôle stéréotypé de mec, ça
m'amuse de rendre les gens perplexes. Je n'ai jamais eu beaucoup de
copines quand j'étais plus jeune, j'étais bien trop timide, j'ai
toujours été beaucoup trop maladroit. Je n'ai jamais été populaire
à l'école, j'étais celui que l'on martyrisait, que l'on brimait
toujours. Je vivais déjà une situation difficile à la maison, où
tout le monde s'engueulait tout le temps, se battait, j'ai pris
l'habitude de répondre de façon très agressive aux autres. Mon ambiguïté
sexuelle est une façon d'emmerder le monde, de faire un pied de nez à
tous ceux qui m'intimidaient à l'école, moi le gamin tyrannisé qui
n'avait jamais de petite amie. Maintenant, je suis dans un groupe de
rock et les filles comme les mecs veulent coucher avec moi."
Anne-Claire Norot
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