"Et ne
sommes-nous tous pas, en un certain sens, des femmes, les Nègres du monde selon
les commentateurs sociaux ?" L'interrogation est émise par Lester Bangs
dans sa chronique pour le journal Creem de l'album de Bowie, Station to station,
en 76.
Au début, le
rock était une histoire de garçons et de filles. Et de voitures aussi, pour
ranger sagement les filles à l'intérieur. Les garçons chantaient, les filles
hurlaient et les commentateurs sociaux vivaient en paix. Aux rares filles
admises à franchir les barrières, on ne confia longtemps que des rôles de
pouliches, de potiches ou d'autres moins avouables encore. Derrière ce
"nous" employé par Lester Bangs, sans trahir l'esprit cramé ni la
lettre jubilatoire du furieux critique, on croit pouvoir ranger une part notoire
du rock au milieu des années 70, lorsque la queue de comète du glam-rock céda
la place aux premières semonces du punk. Entre-temps, les New York Dolls étaient
venus torpiller l'icône de l'androgyne scrupuleusement dessinée par
Ziggy-Bowie et la messe était dite.
En arriver là
ne fut pourtant pas une sinécure. Las de ressembler à une chambrée de
bidasses shootés au bromure, le rock s'autosoulagera d'une traite au début des
seventies en laissant piloter sa part féminine, malmenant son androgynie fraîchement
découverte à grands coups de lipstick et de paillettes, de talons hauts et de
perruques. D'avoir trop longtemps vécu sans femmes de tête, au carrefour des décennies
60 et 70, il avait fini par s'inventer une féminité de substitution. L'hommage
fort prude de Ray Davies au travesti Lola (1970) peut être considéré
comme le point de départ d'une folle surenchère. Avant ça, Bowie déjà
ou Syd Barrett, et avec eux tout un tas de groupuscules du Swinging London, prônaient
l'ambiguïté sexuelle comme argument de la différence ultime. Chacun comprit
vite qu'il n'y avait rien d'équivalent pour choquer le bourgeois et la BBC.
Bowie toujours, posant vêtu d'une robe sur la pochette censurée de The
Man who sold the world (1971), incarne la première image traumatisante de
l'androgynie. Vinrent ensuite tous les autres Kevin Ayers, Marc Bolan de T.
Rex, Brian Eno et son truc en plumes au début de Roxy Music, Jobriath, Russel
Mael des Sparks ainsi que pas mal de déchets : Slade, Sweet, Elton John et
autres pétasses parmi lesquelles on épargnera le Cockney Rebel Steve Harley et
l'admirable Freddy Mercury des premiers Queen. Un vrai cas à part : Lou Reed
qui, au sein du Velvet et en surimpression à l'étrange masculinité de Nico,
apparaissait déjà comme un androgyne, sonda avec l'aide de l'incontournable
Bowie (Transformer) le sujet en profondeur.
Warhol,
Vivianne Westwood et quelques gourous prescripteurs avaient ainsi prévu la déferlante
de fanfreluches qui allait s'abattre sur le rock, le grand carnaval cosmique et
cosmétique dont Soho deviendrait la plaque tournante. Et puis les choses allèrent
ainsi, s'inscrivant peu à peu dans l'imaginaire collectif jusqu'à ne devenir
qu'une bouffonnerie supplémentaire à mettre sur le compte du train-train
rock'n'roll. Du reste, de vraies femmes à poigne Patti Smith, Debbie Harry
étaient apparues entre-temps, contribuant à ringardiser les dernières
divas du glam-rock. Le pouvoir revenait, enfin, aux suffragettes et Bowie
retrouvait son apparence d'avant la mue. Profitant de la trêve punk,
l'androgynie ira trouver refuge chez l'ennemi d'en face, le disco. Avec Amanda
Lear ou Grace Jones, c'était au tour des femmes de jouer à se faire mâles. La
new-wave et ses avatars se chargèrent ensuite de remettre au goût du rock la
poudre de riz et le mascara, le rouge à lèvres et les parures unisexes, sans
l'outrageante démesure des grands aînés. Là encore, c'est Bowie qui sert de
modèle à David Sylvian (Japan), Billy Mackenzie (The Associates), Martin Fry
(ABC) ou au bon Dr Robert (Blow Monkeys), comme il influencera Momus ou
Morrissey, ou plus tard Brett Anderson (Suede) et Martin Rossiter (Gene). Avec
les néoromantiques du début des années 80, l'androgyne devient un mutant sans
chair ni sexe et ne renvoie plus que l'image sans perspective du dandy émasculé.
Il doit autant cette fois à Bowie qu'aux robots de Kraftwerk : c'est le règne
éphémère de Steve Strange (Visage), Phillip Oakey (Human League) ou Gary
Numan (Tubeway Army), créatures de pacotille à la gestuelle d'automates. C'est
l'heure aussi des garçons-coiffeurs de Spandau Ballet ou Duran Duran, des indigènes
de salon genre Adam And The Ants et de la techno-pop gay de Soft Cell et Depeche
Mode. Avec Boy George et Culture Club, ce n'est plus d'androgynie dont il s'agit
mais carrément de transformisme. Jusqu'à Brian Molko, le rock indé aura ainsi
enfanté une portée de personnages plus ou moins chochottes avec leur image,
jouant parfois à la poupée, souvent à la poufiasse. Quant aux stars
historiques de l'androgynie, elles coulent désormais une andropause bien méritée.
Christophe
Conte
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