Accueil > Presse > Les Inrockuptibles n°84 : 18 décembre 1996

 

  Placebo : cherchez le garçon

Le rock n'a pas attendu Placebo et son (sa ?) chanteur (chanteuse ?) Brian Molko pour jouer à la poupée, avec jupette à fleurs et maquillage de rigueur. Petit historique du transformisme rock'n'roll.


"Et ne sommes-nous tous pas, en un certain sens, des femmes, les Nègres du monde selon les commentateurs sociaux ?" L'interrogation est émise par Lester Bangs dans sa chronique pour le journal Creem de l'album de Bowie, Station to station, en 76.

Au début, le rock était une histoire de garçons et de filles. Et de voitures aussi, pour ranger sagement les filles à l'intérieur. Les garçons chantaient, les filles hurlaient et les commentateurs sociaux vivaient en paix. Aux rares filles admises à franchir les barrières, on ne confia longtemps que des rôles de pouliches, de potiches ­ ou d'autres moins avouables encore. Derrière ce "nous" employé par Lester Bangs, sans trahir l'esprit cramé ni la lettre jubilatoire du furieux critique, on croit pouvoir ranger une part notoire du rock au milieu des années 70, lorsque la queue de comète du glam-rock céda la place aux premières semonces du punk. Entre-temps, les New York Dolls étaient venus torpiller l'icône de l'androgyne scrupuleusement dessinée par Ziggy-Bowie et la messe était dite.

En arriver là ne fut pourtant pas une sinécure. Las de ressembler à une chambrée de bidasses shootés au bromure, le rock s'autosoulagera d'une traite au début des seventies en laissant piloter sa part féminine, malmenant son androgynie fraîchement découverte à grands coups de lipstick et de paillettes, de talons hauts et de perruques. D'avoir trop longtemps vécu sans femmes de tête, au carrefour des décennies 60 et 70, il avait fini par s'inventer une féminité de substitution. L'hommage ­ fort prude ­ de Ray Davies au travesti Lola (1970) peut être considéré comme le point de départ d'une folle surenchère. Avant ça, Bowie ­ déjà ­ ou Syd Barrett, et avec eux tout un tas de groupuscules du Swinging London, prônaient l'ambiguïté sexuelle comme argument de la différence ultime. Chacun comprit vite qu'il n'y avait rien d'équivalent pour choquer le bourgeois et la BBC. Bowie toujours, posant vêtu d'une robe sur la pochette ­ censurée ­ de The Man who sold the world (1971), incarne la première image traumatisante de l'androgynie. Vinrent ensuite tous les autres ­ Kevin Ayers, Marc Bolan de T. Rex, Brian Eno et son truc en plumes au début de Roxy Music, Jobriath, Russel Mael des Sparks ­ ainsi que pas mal de déchets : Slade, Sweet, Elton John et autres pétasses parmi lesquelles on épargnera le Cockney Rebel Steve Harley et l'admirable Freddy Mercury des premiers Queen. Un vrai cas à part : Lou Reed qui, au sein du Velvet et en surimpression à l'étrange masculinité de Nico, apparaissait déjà comme un androgyne, sonda avec l'aide de l'incontournable Bowie (Transformer) le sujet en profondeur.

Warhol, Vivianne Westwood et quelques gourous prescripteurs avaient ainsi prévu la déferlante de fanfreluches qui allait s'abattre sur le rock, le grand carnaval cosmique et cosmétique dont Soho deviendrait la plaque tournante. Et puis les choses allèrent ainsi, s'inscrivant peu à peu dans l'imaginaire collectif jusqu'à ne devenir qu'une bouffonnerie supplémentaire à mettre sur le compte du train-train rock'n'roll. Du reste, de vraies femmes à poigne ­ Patti Smith, Debbie Harry ­ étaient apparues entre-temps, contribuant à ringardiser les dernières divas du glam-rock. Le pouvoir revenait, enfin, aux suffragettes et Bowie retrouvait son apparence d'avant la mue. Profitant de la trêve punk, l'androgynie ira trouver refuge chez l'ennemi d'en face, le disco. Avec Amanda Lear ou Grace Jones, c'était au tour des femmes de jouer à se faire mâles. La new-wave et ses avatars se chargèrent ensuite de remettre au goût du rock la poudre de riz et le mascara, le rouge à lèvres et les parures unisexes, sans l'outrageante démesure des grands aînés. Là encore, c'est Bowie qui sert de modèle à David Sylvian (Japan), Billy Mackenzie (The Associates), Martin Fry (ABC) ou au bon Dr Robert (Blow Monkeys), comme il influencera Momus ou Morrissey, ou plus tard Brett Anderson (Suede) et Martin Rossiter (Gene). Avec les néoromantiques du début des années 80, l'androgyne devient un mutant sans chair ni sexe et ne renvoie plus que l'image sans perspective du dandy émasculé. Il doit autant cette fois à Bowie qu'aux robots de Kraftwerk : c'est le règne éphémère de Steve Strange (Visage), Phillip Oakey (Human League) ou Gary Numan (Tubeway Army), créatures de pacotille à la gestuelle d'automates. C'est l'heure aussi des garçons-coiffeurs de Spandau Ballet ou Duran Duran, des indigènes de salon genre Adam And The Ants et de la techno-pop gay de Soft Cell et Depeche Mode. Avec Boy George et Culture Club, ce n'est plus d'androgynie dont il s'agit mais carrément de transformisme. Jusqu'à Brian Molko, le rock indé aura ainsi enfanté une portée de personnages plus ou moins chochottes avec leur image, jouant parfois à la poupée, souvent à la poufiasse. Quant aux stars historiques de l'androgynie, elles coulent désormais une andropause bien méritée.
                                                                          Christophe Conte