Pas une trousse ni
une valise, mais une malle de maquillage qui s'étale sur une
grande table. Une heure durant, les pinceaux d'un professionnel
plongent dans une palette de fards et mascara pour parfaire la
seconde peau de Brian Molko. Avant la séance photo, le
chanteur-guitariste de Placebo prend avec son image des précautions
de rockstar. Le résultat n'a pourtant rien des grimages
qu'affectionnent certaines vedettes du heavy metal ou des masques
élaborés dans les années 1970 par David Bowie, l'un des
parrains en musique du trio formé par Molko, Stefan Olsdal
(basse) et Steve Hewitt (batterie). Les cosmétiques ont juste
accentué la féminité des traits, soulignant l'éclat bleu vif
des yeux, la finesse des pommettes, la pulpe des lèvres.
Cette part de
trouble est l'un des ingrédients indispensables à la musique de
Placebo, de nouveau en piste avec Sleeping With Ghosts, son
quatrième album. Dans l'usage des poudres et couleurs, on
retrouve l'écho d'une tradition – celle du glam rock –,
les anxieuses ambiguïtés de l'adolescence, la volonté d'une maîtrise
au-delà des impulsions. "J'ai toujours passé du temps
devant mon miroir, reconnaît ce frêle narcisse. Ado, j'étais
plutôt rondouillard et couvert d'acné. C'est peut-être ça qui
m'a forcé à sculpter une esthétique différente. C'était une
histoire d'apparence, mais aussi une façon de montrer que j'étais
plus à l'aise avec ma bisexualité."
Le chanteur a récemment
emménagé dans un loft du quartier de Hackney, au nord de
Londres. Au bout d'une pièce spacieuse, élégamment dessinée,
une batterie électronique et une basse délimitent une aire de répétition
domestique. Des disques d'or prennent la poussière dans un
recoin. Un flipper trône près de la cuisine. Sur une table en
verre, un magazine de design, Die Salon Jahre, et l'édition
de luxe du Journal de Kurt Cobain. Seule décoration sur
les murs dénudés, le tirage original d'une célèbre photo de
Steve McCurry montre une Afghane dont l'intense regard vert semble
vous suivre d'un bout à l'autre de l'appartement.
D'une ambiance à
la fois zen et studieuse, ce nouvel espace a permis au chanteur de
décompresser après un trop long séjour dans la bulle rock. Le
succès du précédent album de Placebo, Black Market Music,
et une tournée interminable avaient fini par déconnecter le
groupe de la vraie vie.
Né en Belgique
d'un père américain et d'une mère écossaise, ayant grandi au
Luxembourg, Brian Molko était parti habiter Londres, en 1990,
pour vivre au cœur de l'industrie musicale. Mais ce parfait
bilingue a aussi pris ses habitudes à Paris depuis que le spleen
tendu de Placebo bénéficie en France d'une grosse cote d'amour.
Grand fan de Gainsbourg et de Brel, il a tissé un réseau d'amitiés
où l'opportunité professionnelle a mis au jour de vraies affinités.
"Les milieux de l'art, de la mode et de la musique se mêlent
beaucoup plus à Paris qu'à Londres", estime cet ami d'agnès b.,
de Jean-Baptiste Mondino, d'Heddi Slimane et de Nicola Sirkis.
YANKEE DÉRACINÉ
Récemment, le
chanteur a été tenté de se séparer de son passeport américain.
"Quand j'ai vu les photos du transport et de l'incarcération
des prisonniers talibans à Guantanamo, j'étais si écœuré que
j'ai voulu renoncer à ma nationalité américaine. Mais, alors
que nous manifestions à Londres contre la guerre en Irak, je me
suis dit que d'autres manifestaient à New York et qu'il fallait
absolument que d'autres voix s'expriment aux Etats-Unis. Sans mon
passeport, je n'aurais plus cette voix."
Yankee déraciné,
Brian Molko a vite rejeté l'environnement bourgeois de son
enfance. A l'époque du premier album, les chansons de Placebo
ressemblaient autant à des règlements de comptes familiaux qu'à
des bombes jetées à l'ennui. "Très jeune, j'ai eu la
sensation que quelque chose allait se passer qui me permettrait de
quitter le Luxembourg, ce pays coincé et mercantile. Je me suis
senti étranger, même au sein de ma propre famille. Mon père était
un financier qui ne croyait qu'au fric. Il rêvait que ses fils
suivent son exemple. Sans doute m'a-t-il donné son ambition en héritage.
Ma mère est née dans une famille catholique très pauvre, elle
n'a jamais pu assouvir sa passion pour la danse. C'est peut-être
d'elle que je tiens cette sensibilité artistique."
Le jeune homme va
s'épanouir dans ses désirs de transgression. "Ma mère
m'a élevé à l'église des Born Again Christians. Je participais
à des séminaires religieux où l'on reconnaissait déjà mes
qualités de leader ! Tout a changé vers 13-14 ans, à
la naissance de ma sexualité. Chaque dimanche, je m'apercevais
que le prêtre critiquait des émotions qui s'affirmaient en moi.
Je devais me rebeller."Attiré par la photo, le cinéma,
la poésie, il tâtonne avant de se rendre à l'évidence. "J'ai
commencé à l'université comme comédien, mais cela ne me
laissait pas assez de contrôle. J'ai ensuite choisi de mettre en
scène, mais je devais travailler avec les mots des autres. J'ai
aussi tourné des petits films en super-8. Me manquait le contact
direct avec le public. Un jour, j'ai eu une crise de lucidité,
rien ne m'excitait plus que de faire partie d'un groupe de
rock."
Marqué par la
subversion pop de Bowie, les dissonances des Pixies et de Sonic
Youth, Placebo a proclamé sa foi dans un genre musical qui
semblait menacé par la génération électronique. Fasciné par
les aspects sulfureux du rock, Brian Molko en a parfois épousé
les modes de vie les plus excessifs. "J'ai tout essayé,
mais j'ai eu beaucoup de problèmes avec l'héroïne et la coke.
La lune de miel ne dure pas longtemps avec les drogues dures. Je
ne veux rien "glamouriser" mais, soyons clairs, ceux qui
condamnent l'usage des drogues peuvent brûler les trois quarts de
leur discothèque. Les Beatles étaient tellement défoncés
qu'ils ont même laissé chanter le batteur !"
Le trio et la voix
mordante de son leader aimeraient pouvoir "dire quelque
chose d'honnête, de profond sur la condition humaine",
sans que le bagage de l'acteur affecte la sincérité du propos. "Je
ne porte pas de masque, affirme Brian Molko. J'ai été
formé aux méthodes de Stanislavski et de Lee Strasberg, qui
recommandent de s'impliquer dans l'émotion pour la communiquer
sur scène. J'applique cela au chaos du rock."
Stéphane
Davet
Placebo en
concert : le 26 avril au Printemps de Bourges, le 28 à
Reims, le 29 au Havre, le 1er mai à Quimper, le 2 à
Nantes, le 3 à Bordeaux.
BIOGRAPHIE
1973
Naissance
en Belgique.
1994
Création
de Placebo avec le bassiste suédois Stefan Olsdal et le batteur
suisse Robert Schultzberg, remplacé en 1996 par l'Anglais Steve
Hewitt.
1996
"Placebo",
premier album du groupe.
2003
"Sleeping
With Ghosts", quatrième album de Placebo.